A l’heure où Patrice VERGRIETE, nouveau ministre délégué chargé du Logement, prend ses fonctions, Made in Courtage a rencontré Bruno ROULEAU. Porte-parole et directeur de la stratégie et de l’innovation d’AFR Financement, nous l’avons interrogé sur la crise actuelle de l’immobilier, la situation des courtiers et l’avenir de notre marché. Une interview à lire absolument pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui et de demain.
Bonjour Bruno ROULEAU, on ne va pas se mentir : la situation est très compliquée pour les emprunteurs aujourd’hui. Et par conséquent, pour les courtiers. Comment en est-on arrivé là ?
Bruno ROULEAU – C’est un véritable enchainement depuis 2018 ! Tout débute avec les inquiétudes de la Banque Centrale Européenne (BCE) et de la Banque de France (BDF) sur une possible bulle immobilière. Les premières recommandations du Haut Conseil de Stabilité Financière HCSF sont publiées dès fin 2018, avec un durcissement en janvier 2019 puis à l’été 2020.
Ensuite, il y a eu la volonté de stopper le quantitativisme sur la zone euro … La crise du Covid chahute cette volonté, avec la nécessité de soutenir l’économie et une pression à la baisse sur les taux malgré des indicateurs qui auraient dû conduire à une politique inverse. Puis, retour du durcissement dès le rebond post-crise pandémique. Mais tout est à nouveau perturbé par le conflit russo-ukrainien, déclenchant l’inflation.
Dès lors, les craintes de l’installation d’une inflation endémique et le besoin de maitriser la masse monétaire résultant du quantitativisme, nous amènent à la situation d’aujourd’hui.
Un problème structurel du logement
Il était donc impossible de freiner l’envolée des taux ?
Si on se cale sur les motivations invoquées par les autorités de supervision monétaires internationales et la BDF, non. La hausse des taux était incontournable. Après, on peut s’interroger sur le fondement même de la situation et la pertinence de prodiguer des traitements curatifs à une situation qui ne peut jamais être comparable aux précédentes crises.
En effet, nous n’étions pas sur une bulle spéculative à proprement parler, du moins en France. On est toujours sur un problème structurel de logement et de valorisation des actifs immobiliers. De plus, la France présente cette particularité d’une distribution quasi exclusive en prêts à taux fixe. Les autorités européennes avaient alerté la France en 2015 et 2016 en demandant à la France d’intégrer une dose de taux révisables dans les financements des projets résidentiels. Les délégations françaises auprès de Bruxelles avaient alors négocié un statu quo pour quelques années au prétexte d’un niveau de solidité des fonds propres bancaires et d’une politique de surveillance du système qui avait fait ses preuves durant la crise des subprimes (NDLR : merci tout de même à l’État d’avoir soutenu avec presque 200 Milliards € le système bancaire à ce moment-là, même si tout a été remboursé par les banques ensuite et très vite).
Le sujet est resté néanmoins d’actualité car entre les renégociations des années 2014-2018 puis l’euphorie du marché immobilier et une période de taux maintenus bas pour accompagner la reprise économique, les bilans bancaires se sont gorgés d’encours de prêts longs à des niveaux de taux préoccupants en cas de remontée possible. Et c’est ce qui s’est passé, du fait d’évènements exogènes, mais qui met en avant le risque de liquidité porté par le système bancaire.
Tout ceci pour dire que la hausse des taux violente et brutale constatée en France n’est pas liée qu’au combat de l’inflation. Elle emporte avec elle la situation bilantielle du système bancaire national.
Un credit crunch qui touche les primo-accédants en premier, mais aussi d’autres candidats à l’emprunt
40% de crédits en moins… pour autant, le nombre de transactions immobilières ne baisse pas autant. Ce sont les primo-accédants qui sont les plus touchés ?
Oui, une chute de 40% des crédits immobiliers mis en place, mais la réalité est encore plus compliquée, car il y a eu une inertie forte des déblocages et de l’enregistrement des statistiques. En effet, les dossiers touchant aux investissements locatifs dans le Neuf ou les crédits concernant des opérations nécessitant des périodes de préfinancement ne sont comptabilisés qu’à leur total déblocage. De plus, les délais d’instruction se sont globalement allongés sensiblement depuis ces toutes dernières années.
C’est d’ailleurs ce qui a perturbé la réaction de la BDF dans le calcul des taux d’usure en 2022. Les courtiers dénonçaient une situation en amont, tandis que la BDF constatait une situation très en aval. D’où des décalages de parfois 6-7 mois dans nos chiffres respectifs.
Pour ce qui concerne les populations concernées par ce credit crunch, ce sont systématiquement les populations les plus sensibles qui sont toujours les premières et les plus touchées. Nos méthodes d’approche du risque en France se basent sur les revenus actuels. Comme toute méthode, il y a des avantages (et le risque en France pour les ménages est le plus bas d’Europe donc on peut en conclure que la méthode est plutôt louable). Par contre, les décisions du HCSF de limiter la durée maximale de remboursement à 25 ans et la non-prise en compte du Reste à Vivre ont vraiment condamné une grande partie des projets des primo-accédants.
Mais ce ne sont pas les seuls à avoir fait les frais des décisions : les seniors, souvent investisseurs pour préparer leur retraite, se sont retrouvés piégés avec le changement de paradigme dans le calcul de l’endettement (disparition du calcul en différentiel).
Enfin, même les hauts revenus, qui utilisaient le levier du crédit au maximum pour constituer leur patrimoine locatif ou d’occupation, ont été impactés dès lors qu’il y avait des sujets de santé du fait de l’assurance de prêt ou d’investissements récemment engagés.
Exister sur le plan politique
On se connait assez pour ne pas tomber dans la langue de bois. Comment se fait-il que notre profession n’arrive pas à parler d’une seule voix ?
Oui, on se connait depuis longtemps et tu sais que c’est une situation qui me désespère. Je n’ai pas une réponse, mais plusieurs explications à cela, je pense.
Avant tout, nous sommes une profession jeune. Sur le plan législatif et réglementaire, nous n’avons finalement qu’une douzaine d’années de reconnaissance. On vit une crise « d’adolescence » rencontrées dans tous les métiers. Ça n’excuse pas mais ça explique.
Ensuite, le métier a permis à des personnes de gagner très correctement leur vie. Ceci signifiait qu’en période d’euphorie chacun joue sa partition, et qu’en période de retournement, la première réaction est souvent celle du repli sur soi. Je l’ai vécu à la tête de l’APIC (NDLR : Association Professionnelle des Intermédiaires en Crédits), où le niveau d’implication des enseignes aurait dû être intensifié pour solidariser la profession, tandis que la plupart étaient accaparés par les sujets internes de leur structure ou réseau. Ce n’est pas une critique car bien évidemment il s’agit de préserver son entreprise, c’est une réaction logique de survie toute naturelle. Mais cela a incité certains à avoir des attitudes séparatistes, voire même d’agressivité commerciale peu favorable à la coalition.
On peut également imaginer que les intentions de quelques leaders ont laissé imaginer détenir une vérité industrielle, et que la solidarité ou l’esprit de corps n’ont pas fait partie des ingrédients de leur stratégie.
L’arrivée de fonds d’investissement dans des enseignes a permis de valoriser notre métier ou des types d’organisation, et a favorisé ou accéléré le phénomène de concentration industrielle. Compte tenu de la jeunesse de la profession (même si je n’oublie pas que des enseignes ont fêté leur jubilé, mais j’évoque la reconnaissance législative, pas celle des pratiques commerciales), rien d’étonnant à cette phase existante dans tous les métiers. Par contre, cela a accru les dissensions et surtout aiguisé des appétits. Un fonds d’investissement n’est pas un organisme philanthropique. Ce qu’il recherche c’est une rentabilité ou une perspective de plus-values.
Et puis le système bancaire, dans une volonté d’essayer de maitriser la progression du développement de l’intermédiation a toujours jeté de l’huile sur le feu, en mettant en opposition les uns les autres, soit au travers des accords de partenariat filtrés, soit dans l’animation des partenariats entre enseignes, soit en opposant petits cabinets et grands réseaux. Bref, ça n’arrange pas les choses, c’est certain…
Mon rêve depuis longtemps est qu’on parvienne à créer une fédération. Ça ne veut pas dire qu’on s’entendra tous si cet organe existe, mais ce sera la seule façon d’être identifié définitivement auprès des pouvoirs publics, de collecter des informations fiables, de concentrer les idées… et d’exister sur le plan politique.
Un rendez-vous manqué
La réforme du courtage ne devait pas (entre autres) servir la représentativité de notre profession ?
Cette Loi est un immense gâchis, depuis sa conception jusqu’à sa mise en œuvre en passant par l’attitude des représentants de la profession.
D’abord sur le fond, l’ambition affiché par le Trésor était louable, mais le cheminement et la formalisation n’ont pas été à la hauteur des enjeux. La reprise du projet après le rejet par le Conseil Constitutionnel a été faite avec le seul objectif de pouvoir afficher rapidement et absolument une Loi.
Et puis les modifications faites en cours de route ont vidé les textes de plusieurs pans importants, par manque d’écoute des opérateurs. Et je ne parlerai même pas des ajouts de dernier instant sur le démarchage téléphonique, sans rapport avec le fond de la Loi.
Ensuite, les travaux d’approche ont mis en exergue des lectures différentes des enjeux des organisations représentatives. On parlait de solidarité, et pour le coup ça n’a pas été du tout le cas sur ce sujet.
Et la profession a véritablement fait de cette opportunité de reparler des conditions d’exercice des métiers un rendez-vous totalement manqué.
Enfin, le coût des développements pour les associations, des obligations d’adhésions payantes pour les opérateurs, et une absence d’accompagnement des autorités de régulation finissent d’afficher un bilan franchement décevant.
Une fois encore, la représentativité ne pourra prendre forme que dans un corpus fédérateur, et non dans des entités agréées, forcément encadrées par les autorités.
S’organiser, être innovants et solidaires
Beaucoup dénoncent un gouvernement anti-immobilier…
Le Président de la République n’a jamais caché qu’il souhaitait donner d’autres priorités à ses actions que le Logement. Ce n’est donc pas à présent qu’il faut s’en étonner.
Par contre, la situation actuelle met en évidence notre dépendance à des décisions politiques. Les professionnels ne se sont pas pris en main. J’en veux pour preuve que la solidarité n’a pas existé au moment des premières recommandations du HCSF, tout comme elle n’a pas eu plus lieu lors des alertes sur l’impact des crédits, le monde professionnel de l’Immobilier n’ayant pas vu survenir les conséquences que nous, courtiers, dénoncions par avance, ne constatant que le niveau de transactions. Il a fallu attendre que les ventes reculent, que les compromis cassent, pour que Notaires, Promoteurs et agents immobiliers s’aperçoivent de la tendance lourde.
Une fois qu’on a dit cela, le défi reste la capacité des professionnels de la chaine du Logement à s’organiser et à être innovants et solidaires.
Maintenant, ce qui m’agace le plus c’est de voir qu’il n’y a pas de plan Logement qui se dessine vraiment. C’est un pari économique et social très risqué, surtout si la seule réponse apportée n’est qu’une suite de lois d’encadrement. On ne résout rien par une attitude répressive ou peu libérale. Et surtout je redoute la compensation par des aides, qui vont alourdir le budget et ne pas inciter à l’initiative professionnelle.
Quelles priorités en faveur de l’immobilier ?
Toi président (ou toi, ministre du Logement), quelles seraient tes 3 priorités en faveur de l’immobilier ?
LOL ! Ce n’est pas prévu, ahahaha !
Tu me parles d’immobilier ou de crédit immobilier ?
Pour l’immobilier, je vais partir des attentes des ménages, donc mes propositions seraient les suivantes :
- Lancer enfin la rénovation et la réaffectation des locaux vacants et des friches industrielles. On a un vrai sujet sur la capacité de réponse aux demandes et c’est ce qui fait que les prix sont maintenus sous pression.
- Améliorer la qualité d’environnement des quartiers urbains, et je ne parle pas seulement des quartiers « chauds ». Un environnement avec des arbres, des espaces verts, des espaces de jeux et de loisirs, ça tempère l’agressivité que génère la bétonnisation.
- Faciliter l’accès à la propriété pour un maximum de personnes. Socialement parlant, on ne se comporte pas de la même façon quand on a acheté quelque chose que quand on nous le met à disposition, même avec un loyer. Et puis le sentiment de sécurité qu’on provoque en ayant son chez soi aide aussi à l’ancrage social et à la vie en collectivité.
Si tu me parles de financement immobilier :
- J’aimerais qu’on retrouve une plus grande liberté sur les durées, sur les types de prêt, sur les options. Je regrette le benchmark du régulateur et la paresse inventive des financeurs. Je voudrais que le consommateur redevienne maître de son crédit. La surprotection législative peut rendre au final l’emprunteur irresponsable et assisté, en quête de défaut de conseil au moindre accroc, tandis que l’amélioration de l’éducation financière devrait être une urgence.
- Je prône depuis longtemps la réforme en profondeur des aides à l’accession. Le PTZ n’est pas une solution dans ses conditions d’octroi. Je milite pour une aide réelle sans remboursement, forfaitaire, pour toute première accession. Ça pourrait être géré par un organisme d’État, comme Action Logement ou un organisme de garantie nationale.
- Enfin, il n’est pas normal que l’octroi des crédits ne se fasse plus qu’au regard des accords des organismes garants. On a un système basé sur l’endettement et la capacité à assurer le remboursement, et au final le verdict est dicté par la garantie ; c’est incohérent.
Que souhaiter à nos lecteurs pour cette période estivale ?
Avant tout de profiter de ces moments de retrouvailles familiales ou de décompression pour recharger les batteries, et bien repenser sa stratégie d’entreprise. Ça ne sert à rien de penser que les choses peuvent redevenir comme avant. Il faut avancer, s’adapter et être agile. C’est l’esprit même du chef d’entreprise. Notre métier a un avenir radieux d’autant que le monde bancaire est en pleine révolution, mais il ne sera plus le même, autant s’en convaincre.

Merci Bruno ROULEAU pour nous avoir accordé cet entretien.